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« QUI A TUÉ DANIEL PEARL ? »

« Romanquête » ou mauvaise enquête ? (11 décembre 2003)

Par gabrielney •  • Vendredi 12/12/2003 • 0 commentaires • Version imprimable

A la suite de l'article sur les intellectuels...un autre plus spécifiquement sur Bernard Henri Levy...

Brulant, brulôt, à bruler, contestant, contestable, à vous de voir et de vous faire une idée...                               

         http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/bhl/

     Peu après la guerre du Kosovo, Daniel Pearl enquêta au
     Kosovo avec son camarade Robert Block. Leur enquête fut
     publiée à la « une » du Wall Street Journal le 31
     décembre 1999. Contredisant le parti pris éditorial des
     responsables du quotidien américain, très favorable à la
     guerre de l'OTAN et assuré de l'existence d'un génocide,
     cette enquête établissait que si les forces yougoslaves
     avaient bien « expulsé des centaines de milliers de
     Kosovars albanais, brûlant des maisons et se livrant à
     des exécutions sommaires, d'autres allégations - meurtres
     de masse indiscriminés, camps de viols, mutilation des
     morts - n'ont pas été confirmées. (...) Des militants
     kosovars albanais, des organisations humanitaires, l'OTAN
     et les médias se sont alimentés les uns les autres pour
     donner une crédibilité aux rumeurs de génocide. » En
     parlant avec insistance de « wagons plombés » opérant
     « dans le brouillard », Bernard-Henri Lévy fut l'un des
     plus grands propagateurs en France de ces « rumeurs de
     génocide ». Une telle erreur est peut-être excusable.
     Mais elle ne faisait pas forcément de lui le meilleur
     biographe de Daniel Pearl, journaliste exemplaire
     atrocement assassiné.

     Le système BHL opère depuis plus de vingt-cinq ans.
     Presque rien ne lui échappe. Ni dans le domaine du
     politique (où les amitiés du philosophe vont de Nicolas
     Sarkozy à Dominique Strauss-Kahn). Ni dans celui de
     l'économie (il a prononcé l'hommage funèbre du père
     d'Arnaud Lagardère, François Pinault parle de lui comme
     d'un fils). Ni dans celui des médias (ceux que possèdent
     les industriels précités... et la plupart des autres). Ce
     système constitue-t-il un des éléments de l'« exception
     française », du « retard » qu'un pays trop provincial
     aurait pris sur le grand large des idées, d'une certaine
     frivolité parisienne ? Fournit-il plutôt la preuve du non
     renouvellement des élites hexagonales et de la connivence
     qui les lie, au risque d'aiguiser un soupçon de sclérose
     intellectuelle ? Depuis un quart de siècle, en tout cas,
     Bernard-Henri Lévy fait beaucoup de choses dont il est
     presque impossible d'ignorer une seule. Sans doute
     sont-elles trop nombreuses, sur des terrains trop divers,
     pour être vraiment bien faites.

     Philosophe (inconnu des philosophes), réalisateur de
     films (de facture incertaine), dramaturge, essayiste,
     romancier, reporter, envoyé spécial du président de la
     République, homme de télévision et des magazines people,
     ami des industriels, Grand Commentateur de Tout, en
     particulier de chacune de ses interventions : c'est
     assurément beaucoup pour une seule personne.
     Bernard-Henri Lévy s'est donc engagé plus d'une fois au
     service des causes les plus discutables. Et il s'est
     beaucoup trompé. En mars 1985, une résistance attire son
     attention, elle obtient son appui. Très mauvaise pioche :
     il s'agit en effet de la « contra » du Nicaragua, un
     groupe de combattants opérant à coup d'actions
     terroristes contre le régime légal du pays, reconnu par
     la communauté des Etats. Cette guérilla opère grâce à la
     CIA et avec le concours de l'extrême droite locale. Quand
     le Congrès des Etats-Unis décide de cesser de financer
     cette « sale guerre », Bernard-Henri Lévy intervient avec
     quelques autres pour supplier les parlementaires
     américains de « reconduire l'aide à la résistance
     nicaragayenne. Le Monde Libre attend votre réponse. Ses
     ennemis aussi ». D'autres guérillas, que Ronald Reagan ne
     soutenait pas, trouvèrent en Bernard-Henri Lévy un avocat
     moins attentionné...

     Quoi qu'il fasse, l'homme n'est jamais dépourvu d'appuis.
     Il opère d'ailleurs à découvert. Il suffit de lire son
     « bloc-notes » du Point pour comprendre qui sont ses
     alliés et qui sont ses adversaires. Il loue les premiers,
     fustige les autres. A charge de revanche. (Lire Dans
     les cuisines du Bernard-Henri Lévisme et, dans Le Monde
     diplomatique de décembre 2003, « Cela dure depuis
     vingt-cing ans »). En 1997, son film Le Jour et la Nuit
     réalise une forme d'exploit : un budget impressionnant,
     Alain Delon et Karl Zéro au générique, la couverture de
     plusieurs magazines (en particulier quand ils
     appartiennent aux amis du philosophe et aux producteurs
     du film, comme François Pinault et Jean-Luc Lagardère).
     Pourtant, à l'arrivée le fiasco commercial est terrible
     (70 000 entrées pour un film qui a coûté 53 millions de
     francs...) Une aide de 3,5 millions de francs (530 000
     euros) du Centre national de la cinématographie, sans
     doute ému par les efforts d'un jeune réalisateur
     désargenté et sans entregent, n'y fera rien : les
     critiques vont saluer la performance artistique d'un
     éclat de rire un peu humiliant. Bernard-Henri Lévy passe
     à autre chose.

     Le 15 février 2002, « à la demande conjointe du président
     de la République et du premier ministre », M. Hubert
     Védrine, ministre français des affaires étrangères,
     confie à Bernard-Henri Lévy « la mission de se rendre en
     Afghanistan et d'y étudier les modalités d'une
     contribution française à la reconstruction de ce pays
     meurtri ». L'enquête est rondement menée. Quelques
     semaines après son départ à Kaboul, Bernard-Henri Lévy
     revient, rapport bouclé. Il sera publié par La
     Documentation française, qui dépend directement du
     Premier ministre. Le recueil ne contient qu'une annexe :
     le texte d'un discours de Bernard-Henri Lévy à Kaboul...
     Quelques mois plus tard, l'intelligentsia afghane hérite
     d'un mensuel lui permettant, enfin, de lire en deux
     langues un éditorial de Bernard-Henri Lévy sur l'affaire
     Papon.

     Dès 1977, le philosophe Gilles Deleuze résumait ainsi
     l'oeuvre des « nouveaux philosophes » et le formidable
     « marketing littéraire » qui leur servait déjà de caisse
     de résonance : « Je crois que leur pensée est nulle. Je
     vois deux raisons possibles à cette nullité. D'abord ils
     procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents
     creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA
     rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des
     mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et
     le rebelle, le pouvoir et l'ange. Plus le contenu de
     pensée est faible, plus le penseur prend d'importance,
     plus le sujet d'énonciation se donne de l'importance par
     rapport aux énoncés vides. » (A propos des nouveaux
     philosophes et d'un problème plus général, éditions de
     Minuit, 2003.) Les choses ont-elles changé vingt-cinq ans
     plus tard ? Bernard-Henri Lévy a répondu à sa manière au
     moment de la sortie de Qui a tué Daniel Pearl ? : « Je
     suis le même, il me semble. Avec le même souci, la même
     obsession et la même question inlassable, posée de livre
     en livre, qui est la question du mal. Que ce soit dans
     mes romans, dans mes essais politiques, ou que ce soit
     dans ce livre enquête, je tourne autour de la même
     hypothèse théorique : à savoir qu'un système, mais aussi
     une société ou un monde se jugent en fonction de leur
     part d'ombre et de leur envers davantage que parce qu'ils
     montrent ou rendent visible. Je ne suis jamais sorti de
     cela : ce qui est intéressant, c'est la part maudite des
     sociétés humaines. La part du diable, en quelque
     sorte. » (Livres Hebdo, 30 mai 2003.)

     Il n'est pas établi qu'un tel fil conducteur, une telle
     « hypothèse théorique », ait toujours servi le
     journalisme ou l'histoire. Dès 1981, dans un commentaire
     cinglant de L'idéologie française, essai de Bernard-Henri
     Lévy sur la Collaboration, Raymond Aron notait dans
     L'Express : « Un auteur qui emploie volontiers les
     adjectifs infâme ou obscène pour qualifier les hommes et
     les idées invite le critique à lui rendre la pareille. Je
     résisterai autant que possible à la tentation, bien que
     le livre de Bernard-Henri Lévy présente quelques-uns des
     défauts qui m'horripilent : la boursouflure du style, la
     prétention à trancher des mérites et des démérites des
     vivants et des morts, l'ambition de rappeler à un peuple
     amnésique la part engloutie de son passé, les citations
     détachées de leur contexte et interprétées
     arbitrairement. » A l'époque, on lisait les livres du
     nouveau philosophe avant de se prosterner aux pieds de
     leur auteur. Les défauts qui horripilaient Raymond Aron
     n'ont pas disparu quand Bernard-Henri Lévy est passé de
     l'essai à l'enquête. Qu'il s'agisse de l'Algérie (lire
     Les généraux d'Alger préfèrent un reportage de BHL à
     une enquête internationale), de l'Afghanistan (lire
     BHL en Afghanistan ou Tintin au Congo ? ), de la
     Colombie (lire La Colombie selon Bernard-Henri Lévy)
     ou, à présent, du Pakistan, plusieurs enquêtes de
     Bernard-Henri Lévy ont suscité une volée de bois vert
     administrée par ceux qui connaissaient bien les sujets et
     les pays en question.

     Avec Qui a tué Daniel Pearl ?, il s'agissait d'un
     « romanquête », autrement dit d'un mélange des genres
     permettant à la fois de constater ce que le romancier
     n'aurait pas su imaginer et d'imaginer ce que l'enquêteur
     n'aurait pas pu constater. A charge pour le lecteur de
     démêler l'un de l'autre. Autant dire que l'ambition était
     immense. Dans ses nombreux entretiens, l'auteur a par
     exemple répété que les services secrets pakistanais
     pourraient avoir procuré les secrets de la bombe atomique
     à Al-Qaida ? Une « hypothèse » en passant... Mais
     n'est-elle trop sérieuse, trop peu « théorique » pour
     être avancée, innocemment, sur des plateaux de
     télévision comme si la commercialisation d'un livre était
     dorénavant devenue raison suffisante pour lancer
     n'importe quelle campagne d'affolement ? Toutefois, la
     panique n'eût pas lieu, preuve peut-être que, pour le
     public, vingt-cinq ans d'expérience de Bernard-Henri Lévy
     n'ont pas été sans effet. Et puis, comment prendre tout à
     fait au sérieux un auteur qui, en s'appuyant sur une
     citation tronquée de Raymond Aron, qualifia un jour
     Pierre Bourdieu de « sociologue ambitieux » d'« aide de
     camp peu doué », de « soldat de plomb » à l'« âpreté
     désolée » et au « ressentiment visible » ?

     Tant qu'à citer Raymond Aron, Bernard-Henri Lévy,
     aujourd'hui embarqué avec d'autres dans une chasse à la
     « nouvelle judéophobie » trop souvent dépourvue de
     discernement pour être convaincante ou même utile, aurait
     gagné à rappeler ce que Raymond Aron lui opposa dès
     1981 : « Nombre de Juifs, en France, se sentent à nouveau
     guettés par l'antisémitisme et, comme des êtres
     " choqués ", ils amplifient par leurs réactions le danger
     plus ou moins illusoire qu'ils affrontent. Que leur dit
     ce livre [L'Idéologie française, de Bernard-Henri Lévy,
     ndlr], Que le péril est partout, que l'idéologie
     française les condamne à un combat de chaque instant
     contre un ennemi installé dans l'inconscient de millions
     de leurs concitoyens. Des Français non juifs en
     concluront que les juifs sont encore plus différents des
     autres Français qu'ils ne l'imaginaient, puisqu'un auteur
     acclamé par les organisations juives se révèle incapable
     de comprendre tant d'expressions de la pensée française,
     au point de les mettre au ban de la France. Il nous
     annonce la vérité pour que la nation française connaisse
     et surmonte son passé, il jette du sel sur toutes les
     plaies mal cicatrisées. Par son hystérie, il va nourrir
     l'hystérie d'une fraction de la communauté juive, déjà
     portée aux actes du délire. » (L'Express, 7 février
     1981.)

     Au fond, une succession de reportages déficients ou
     calamiteux, de propos à l'emporte-pièce, pose un problème
     qui va très au-delà du seul Bernard-Henri Lévy,
     épiphénomène exemplaire de ce que Pierre Bourdieu,
     justement, appelait l' « intellectuel négatif ». C'est
     celui du court-circuit entre les règles qui gouvernent la
     vie intellectuelle, le monde des idées, et les techniques
     qui régissent l'univers des stars, les lois de la
     célébrité. En publiant une contre-enquête au
     « romanquête », la New York Review of Books (lire Le
     Monde diplomatique, décembre 2003) aura peut-être
     contribué à imposer quelques exigences méconnues aux
     éditeurs et aux journalistes français. Eux qui présentent
     si souvent les Etats-Unis comme un modèle...

     Mais dès lors qu'il est peu vraisemblable que, cette
     fois, le modèle les inspire, l'affaire Bernard-Henri Lévy
     risque de se reproduire très bientôt. Comment ne pas
     remarquer déjà que l'article de la New York Review of
     Books n'a eu aucun écho dans les médias. Des médias qui
     pourtant, il y a six mois, encensaient presque unanimes
     Qui a tué Daniel Pearl ?

                Un article inédit de SERGE HALIMI.

          http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/bhl/


                  « Le Monde diplomatique »

     - La Colombie selon Bernard-Henri Lévy, par Maurice
     Lemoine, juin 2001.
         http://www.monde-diplomatique.fr/cahier/ameriquelatine/tintin

                     « Bibliographie »

     - BHL en Afghanistan ou Tintin au Congo ? , par Gilles
    Dorronsoro, octobre 1998.
         http://www.monde-diplomatique.fr/documents/bhl/afghanistan

     - Les généraux d'Alger préfèrent un reportage de BHL à
    une enquête internationale, par Nicolas Beau, janvier 1998
         http://www.monde-diplomatique.fr/documents/bhl/algerie

     - Dans les cuisines du Bernard-Henri Lévisme , par
    Nicolas Beau, janvier 1994.
         http://www.monde-diplomatique.fr/documents/bhl/cuisine/

    - « A propos des nouveaux philosophes et d'un problème
    plus général », Gilles Deleuze, Deux régimes de fous -
    Textes et entretiens (1975-1995), Editions de Minuit,
    Paris.

                      « Sur la Toile »

    - Murder in Karachi, par William Dalrymple, New York
    Review of Books, décembre 2003.
         http://www.nybooks.com/articles/16823