Il ne fait pas bon enquêter sur des sujets trop sensibles aux Etats-Unis.
Quinze journalistes qui s'y sont risqués racontent leurs déboires dans «Black List».
Un éventail de témoignages accablants qui met à mal la liberté de la presse.
Certains livres continuent de vous hanter longtemps après les avoir refermés. «Black List» est de ceux-là. Paru en 2002 aux Etats-Unis, ce brûlot best-seller, qui se décline aujourd'hui en français au format Poche sous la houlette des éditions 10/18, rassemble quinze témoignages palpitants et accablants de journalistes d'investigation américains de premier plan qui ont vu leur vie et leur carrière basculer le jour où ils ont entrepris d'ouvrir les placards de certains services de renseignements de l'Etat ou de certaines grandes entreprises.
Intimidés, harcelés, voire menacés physiquement, ces enfants du Watergate ont refusé de se soumettre, convaincus d'avoir mis au jour des vérités dérangeantes. Mais à quel prix? Lâchés par leurs rédactions, la plupart ont fini à genoux, lessivés financièrement et moralement au terme d'âpres luttes juridiques. Avec en prime une solide désillusion sur les idéaux de ce qu'ils pensaient être le plus beau métier du monde.
Rassemblés ici par Kristina Borjesson, ces textes donnent à voir une vision nettement moins idyllique que dans les manuels scolaires du fonctionnement de la plus puissante démocratie du monde. Cette ancienne journaliste vedette de CBS a elle-même été victime de ce qu'on appelle dans le jargon la «broyeuse» (qui désigne ce système impitoyable, fait d'autocensure et de collusions contre-nature entre médias et pouvoirs, destiné à réduire au silence les importuns) à la suite d'une enquête fouillée sur l'explosion du vol TWA 800 en 1996 au large de Long Island, au terme de laquelle elle a mis en évidence un faisceau d'indices étayant la thèse du missile, et contredisant donc celle, officiellement défendue, de la panne technique.
Coups bas à gogo
«Certes, nous ne prenons pas de gants pour exposer ce que nous avons vécu et nous citons nommément des confrères, avertit la coordinatrice de l'ouvrage, mais l'objectif ultime de «Black List» n'est pas de régler des comptes. Nous aimerions provoquer un sursaut de lucidité et engager les professionnels comme les lecteurs à regarder en face les problèmes auxquels sont aujourd'hui confrontés les journalistes, afin de les régler au plus vite.»
Et quels problèmes! A travers le récit poignant de J. Robert Port détaillant ses efforts pour rendre public, malgré les réticences de son employeur, l'agence Associated Press, le massacre de quatre cents civils sud-coréens par l'armée américaine pendant la guerre de Corée, ou celui, tout aussi éloquent, de Jane Akre contant ses mésaventures avec la chaîne Fox de Tampa, qui s'est évertuée à étouffer son reportage sur les dangers inhérents à l'hormone de croissance bovine commercialisée par la société Monsanto, le lecteur découvre, ahuri, l'ampleur des machinations déployées par les décideurs pour museler les représentants les plus pugnaces du quatrième pouvoir. Que les acteurs incriminés cherchent à minimiser leurs fautes passe encore, mais pourquoi les rédactions prêtent-elles si souvent leur concours à cette chasse aux sorcières? La faute à un certain conservatisme qui fait florès dans les rangs des médias institutionnels depuis le début des années 90, dénonce l'écrivain et journaliste Philip Weiss. Un conservatisme qui se nourrit à la fois d'une vision formatée et angélique du monde (les pouvoirs publics et les entreprises de renom ne peuvent nous mentir à ce point) et de la crainte des poursuites judiciaires, le tout sur fond d'enjeux économiques considérables. Ces médias appartiennent en effet à de grands groupes de communication qui n'ont aucun intérêt à aller chercher des poux à d'autres entreprises. Leurs dirigeants préfèrent de loin le ronron des nouvelles aseptisées et des discours officiels plutôt que les remous qu'entraînerait immanquablement une enquête spectaculaire, qui pourrait leur coûter d'importantes rentrées publicitaires et faire vaciller le cours de leurs actions. Cet étalage d'intrigues, de coups bas et de jeux d'influence, non dépourvu de cynisme, n'est pas sans rappeler les manoeuvres dénoncées par Michael Moore. Mais sans l'esbroufe, sans les effets de manche et sans les honneurs cannois. Car les «héros» qui défilent ici ont été pour la plupart mis sur le carreau sans tambour ni trompette.
Comme un polar
Le livre, palpitant, enchaîne intrigues et rebondissements. A telle enseigne qu'on a parfois l'impression de nager en plein polar. Ce serait oublier que les témoins qui s'expriment ici sont tout sauf des affabulateurs. La liste des faits qu'ils alignent pour prouver le bien-fondé de leurs affirmations en témoigne.
Le métier de journaliste continue de faire rêver. Entre autres pour son côté franc-tireur. Dans l'imaginaire collectif, le journaliste est celui qui n'hésitera pas à voler dans les plumes des puissants pour en dénoncer les turpitudes. C'est le rôle de la presse, c'est même sa raison d'être. Bien que protégée par le premier amendement de la constitution américaine, celle-ci semble aujourd'hui menacée.
Un livre à lire de toute urgence donc. Et à méditer.
© La Libre Belgique 2004
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Des journalistes «broyés» témoignentUn article de Laurent Raphaël mis en ligne le 23/07/2004 sur lalibre.be |