UN ARTICLE DE LUC DELFOSSE publié sur lesoir.be
La Belgique est un plaisir et doit le rester. La formule joyeusement dérisoire dont usaient les Snuls l'autre siècle vaut-elle toujours ? La Belgique, mais alors : quelle Belgique ? Et quel plaisir ?
Car, en fait de joyeusetés, les semaines à venir ressembleront plutôt à un champ de foire où Flamands et francophones vont, à coup sûr, s'empoigner. Avec, dans l'ordre d'apparition sur la scène publique : la question, dès ce lundi, de la délocalisation de DHL, la compagnie de fret aérien, grande pourvoyeuse d'emplois à Zaventem et grande faucheuse de nuits en Flandre, à Bruxelles et en Brabant wallon ; l'ouverture, mardi, du forum commandité par le Premier ministre pour rebattre les compétences des Régions et de l'Etat fédéral ; la convocation probable, en fin de semaine, du " Cercle de l'arrondissement disparu ", un sommet politique qui devrait conduire, contre quelques compensations, au désossement de l'arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde, cet ultime refuge d'une communauté de tolérance entre les deux langues qui nous étreignent et nous étranglent.
Belgique, terminus, tout le monde descend ?
" Le Soir " ouvre le débat. On trouvera, en page 2, la contribution de Jacques De Decker, journaliste et écrivain. En amoureux de la Flandre, il brosse le portrait de " sa " Belgique. En page 11, dans une Carte blanche intitulée " La chèvre de M. Seguin ", le constitutionnaliste Marc Uyttendaele s'interroge sur la nécessité de marquer une pause, de réfléchir à ce tourbillon qui agite jusqu'à la paralysie le gouvernement fédéral. Avec cette sous-question : Est-il impossible de piloter le gouvernement fédéral quand la logique de l'asymétrie a présidé à la confection des différentes coalitions au pouvoir ?
Jour après jour, d'autres intellectuels témoigneront. Mais, pour enrichir ce débat existentiel, outre un grand sondage Nord-Sud à paraître la semaine prochaine, nous attendons aussi vos réactions de lecteurs citoyens (1). C'est entendu : 90 % des Belges affirment qu'il serait bon de continuer à vivre ensemble. Mais comment, avec quel respect et quelles solidarités ? Bref : avec quel... (dé)plaisir partagé ?
L'acteur
Si quelqu'un forme le projet de réduire à néant un grand ensemble, la bonne technique est d'en attaquer le noyau, et de déstabiliser ainsi la structure tout entière. La crise que traverse la Belgique actuellement est de cette nature : elle ne menace pas seulement l'Etat concerné lui-même, mais l'Europe dont elle est devenue le point d'intégration.
Les tensions qu'elle connaît ne sont pas neuves mais présentent un danger indéniable et risqueraient, si elles n'étaient pas apaisées, de conduire à sa désintégration et à une grave perturbation de l'union politique qu'elle contribua à fonder. Le paradoxe est qu'elles ne viennent pas de l'extérieur, ces tensions, mais que le pays les génère lui-même, comme s'il était porteur de sa propre déconstruction.
Cette force n'agit pas clandestinement. Depuis des décennies, elle intervient à visage découvert dans la vie politique. Elle brandit même un slogan qui dit clairement ce qu'elle vise : Que la Belgique crève !, affiche-t-elle comme emblème, assortissant un temps cette formule de gants de boxe. L'allusion pugilistique n'a pas inquiété outre mesure : elle renvoyait à un sport, c'est-à-dire à un substitut de combat. Elle introduisait dans un pays qui tirait sa force de son sens de l'union un affrontement symbolique. Allait-on s'alarmer vraiment pour si peu ?
On crut bien faire en cernant le groupe d'agitateurs d'un cordon sanitaire. L'expression était française, elle fut adoptée par les Flamands adversaires de la faction concernée. Ils avaient compris que la mouvance qui s'exprimait là n'avait pas seulement pour but d'exalter la Flandre, mais de la contaminer en la faisant dériver vers le populisme démagogique. Ils savaient que, sur ce plan, la Flandre est vulnérable parce qu'elle s'est longtemps sentie lésée par la démocratie.
Tant que celle-ci était balbutiante, la Flandre avait fait les frais de ses systèmes électoraux. Trop pauvre pour disposer de ses propres candidats, elle avait été dominée par une classe de privilégiés largement francophones. Cette trop longue période de frustration, qui ne s'est achevée qu'avec l'introduction du suffrage universel, l'a terriblement blessée. Les choses ont pourtant radicalement changé depuis. La démocratie a permis à la Flandre non seulement de réparer les iniquités dont elle avait été la victime, mais de lui faire dominer le pays tout entier.
Ce renversement, qui a fait de la francophonie une minorité, n'a suscité de la part de celle-ci aucune hargne excessive. Les Wallons, eux-mêmes souvent mal à l'aise dans l'Etat belge, ont trouvé leur content dans une plus grande autonomie et, animés par un idéal de justice sociale, ont trouvé légitime la restauration des droits déniés aux Flamands. Ils ne les ont contestés que lorsqu'ils estimaient qu'ils dépassaient les bornes, et cela donna les jacqueries dans les Fourons.
Or, aujourd'hui c'est à Bruxelles que les Flamands dépassent les bornes. Bruxelles qui, longtemps négligée au niveau international, est devenue la ville la plus citée au monde, parce qu'elle désigne et incarne l'Europe dans son devenir quotidien.
Le drame, c'est que Bruxelles n'est pas seulement la capitale de l'Europe, mais aussi celle de la Belgique et de certaines de ses entités fédérées, de ce patchwork ravaudé tant bien que mal au fil de réformes qui ont permis au pays, en se payant lifting sur lifting, de continuer à faire bonne figure, dans le concert des nations, européennes pour commencer.
L'autre drame, c'est que l'Europe n'est pas aimée par tous les Belges, et certainement par ceux qui préféreraient ne plus s'appeler tels. C'est qu'elle est cosmopolite, et l'on sait que les nationalistes haïssent le cosmopolitisme. C'est qu'elle est métisse et que les fascistes ont une obsession pathologique de la pureté ethnique. C'est qu'elle est complexe et que les simples d'esprit ont horreur de la complexité.
Il est évident que la construction européenne a profondément modifié le destin de Bruxelles. S'il est une ville qui ne devrait pas être enfermée dans un carcan, c'est bien elle. Or, des groupes de pression veulent à tout prix contrecarrer son expansion. Parce qu'ils y voient une grave menace pour leurs objectifs, qui ont nom repli identitaire, campement sur des positions ancestrales, récupération fantasmée de préséances perdues.
Si les législateurs ont différé, et ce depuis 40 ans, les discussions sur la scission de l'arrondissement Bruxelles-Hal-Vilvorde, c'est qu'ils avaient la sagesse de prévoir que la présence de l'Europe à Bruxelles était en train de modifier la donne. Détacher la ville de son contexte serait aujourd'hui la plus anachronique des mesures.
L'histoire de Belgique : un chapelet de crises, dont elle s'est tirée par des acrobaties invraisemblables, mais en évitant le dérapage dans l'irréparable. Le résultat : dans un monde plus tourmenté que jamais, elle tient le cap de la paix et du bien-être. Le veut-elle encore ?
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