Propos recueillis par M. GRODENT pour Le Soir
La violence est quotidienne et internationale, elle envahit les médias. Face à elle, comment réagir ? C'est la question que vous posez Marcel Frydman dans votre dernier ouvrage (1), fruit de quatorze ans d'enseignement au Service de psychologie sociale de l'Université de Mons-Hainaut. Quelle est l'origine de vos recherches ?
C'est à partir de la fin des années soixante que les recherches dont je m'occupe ont commencé à prendre de l'importance. A une époque où l'on a mis en évidence de graves carences en matière d'altruisme et en particulier dans le comportement d'aide en état d'urgence. C'est un fait divers rapporté par la presse américaine qui a polarisé l'attention des savants. En mars 1964, une jeune New-Yorkaise, serveuse de bar, rentre chez elle aux petites heures, après la fermeture de l'établissement qui l'emploie. Ayant rangé sa voiture, elle se dirige vers l'immeuble où elle habite quand elle est agressée, violée et finalement assassinée par un pervers sexuel. Dans cette histoire, le plus extraordinaire, c'est que trente-huit de ses voisins, affolés par ses cris, assistent à la scène de la fenêtre de leur appartement. Aucun d'eux ne tentera de lui porter secours. Aucun n'appellera la police. Ce fait paraît encore plus extraordinaire quand on sait que la scène a duré trente-cinq minutes et qu'il ne fallait que deux minutes aux forces de l'ordre pour intervenir. C'est ce qui s'est produit d'ailleurs quand un voisin a fini par décrocher son téléphone.
On imagine l'émotion créée dans la population américaine. Que se serait-il passé en Belgique ? C'est la question qui vient à l'esprit.
L'événement, je pense, peut-être comparé à ce que nous avons vécu ici, lors de la découverte de l'affaire Dutroux. Comment un crime aussi effroyable a-t-il pu se commettre devant autant de personnes sans qu'elles interviennent ? Aux Etats-Unis, les journalistes ont apporté des éléments de réponse. Ils ont mis en avant l'indifférence des gens, une certaine aliénation vis-à-vis d'autrui, généralisée, disaient-ils, dans les grands centres urbains. L'enquête de la police ne confirmait pas les analyses de la presse. Si les gens avaient été indifférents, ils auraient éteint les lumières et seraient partis se coucher. En réalité, ils se sont dits bouleversés. Certains ont invoqué leur paralysie, leur inhibition. Peu à peu les psychologues sociaux se sont emparés du problème. Et, pour comprendre ce cas flagrant de non-assistance à personne en danger, ils se sont livrés à une série d'expériences de laboratoire.
Il y en a eu beaucoup. Et votre ouvrage rend compte des principales. Quelle fut la toute première, en 1968 ?
On avait invité des étudiants au laboratoire de psychologie. Les sujets ignoraient de quoi il était question. On les a installés dans une salle d'attente, seuls ou par groupes de trois. Dans ce dernier cas, un " vrai " sujet - un sujet " naïf ", réellement convoqué, lui, et dont on se proposait d'étudier le comportement - était entouré soit de deux compères expérimentateurs qui avaient pour consigne de ne pas réagir, soit de deux autres " naïfs ". Puis les chercheurs ont créé une situation ambiguë, potentiellement dangereuse. Par une bouche d'aération, ils ont diffusé une fumée blanche, destinée à terme à créer un effet de brouillard. Les sujets ne devaient pas porter secours à d'autres, mais se sauver eux-mêmes. Dans cette situation, on a découvert qu'avant d'agir, par un mécanisme qui est probablement inconscient, les sujets observaient d'abord les réactions des autres. Comme s'ils devaient calquer leur comportement sur celui d'autrui. Finalement, les expérimentateurs ont évalué la fréquence de signalement de la fumée, selon que les sujets étaient isolés ou en groupe. Les résultats sont étonnants. Isolés, les étudiants jugent dans 75 % des cas que la situation est suffisamment grave pour alerter les responsables. S'ils sont placés dans un groupe avec deux autres " naïfs ", seuls 38 % réagissent. Mais si les partenaires de l'expérience sont des expérimentateurs non avoués, dont la mission est de ne pas broncher, il n'y en a que 10 % qui se manifestent.
En somme, la chose qui nous est la moins naturelle en groupe, c'est l'anticonformisme ?
Effectivement, si l'environnement est constitué de sujets passifs, le sujet " naïf " tend à faire montre de la même passivité lorsqu'il est confronté à un événement problématique. L'expérience entraîne donc une série de questions générales. Intervient-on plus facilement quand on est seul ou quand on est en groupe ? Intervient-on de la même manière lorsque la situation est ambiguë ou lorsqu'elle est sans ambiguïté ? Les hommes interviennent-ils plus volontiers que les femmes ? Intervient-on davantage pour une victime de sexe masculin ou pour une de sexe féminin ? La fréquence des interventions est-elle la même si la victime appartient à une autre classe sociale ou à un autre groupe ethnique ?
A Mons, vous avez donc mené des enquêtes personnelles qui découlaient de ces recherches initiales et de bien d'autres que vous décrivez dans votre ouvrage. En quoi consistaient-elles ?
Au fil des années, il s'agissait de tester des programmes de développement de l'altitude altruiste. En premier lieu, nous avons cherché à savoir ce que serait le comportement des habitants de Mons face à une personne qui s'effondre en rue, victime d'un malaise (ce n'était bien évidemment qu'une simulation à laquelle participaient des observateurs qui se fondaient dans la foule). Et, à la différence de bon nombre de nos prédécesseurs qui, en laboratoire, ne testaient guère plus d'une vingtaine d'individus, nous avons attendu d'avoir interrogé 976 sujets avant de clore cette expérience appelée à se dérouler en milieu ouvert et non en milieu fermé.
" Pourquoi n'êtes-vous pas intervenu ? ", leur avons-nous demandé dès la première année. Beaucoup nous ont offert une rationalisation, une réponse censée justifier un comportement qui, dans une société évoluée comme la nôtre, était réputé inacceptable. Ils ont fait valoir leur manque de temps, un train à prendre, un rendez-vous urgent, que sais-je ? L'année suivante, j'ai proposé de refaire la même expérience à la sortie de l'office religieux du dimanche. Ce jour-là, en théorie, les gens n'en sont pas à cinq minutes près. Et ils viennent de recevoir la bonne parole du prêtre. Mais le comportement fut globalement le même. Si l'incident se déroule en milieu urbain et que la victime est de sexe masculin, il y a 11 % d'intervention. Un peu plus en région rurale et si la victime est une femme.
Sortant de la messe, comment les non-intervenants justifiaient-ils leur attitude ?
Beaucoup n'avaient rien à dire.
C'était donc votre première enquête. Il y en eut bien d'autres de 1981 en 1995. Quelle fut la plus surprenante ?
Sans doute celle qui concerne le cas de non-assistance à un bébé qui pleure. Nous avions enregistré des pleurs de bébé, des pleurs suffisamment vigoureux que nous avions reproduits en cascade. Par une journée de très forte chaleur, l'enregistreur était placé dans un landau, le landau sur la banquette arrière d'une voiture et la voiture sur l'aire de stationnement d'un supermarché, à quarante ou cinquante mètres de l'entrée. Impossible à qui que ce fût de se rendre compte qu'il n'y avait pas réellement d'enfant ! Résultat : pas plus d'interventions dans ce cas que dans le précédent. Interrogées après coup, les personnes nous disaient : " Un bébé qui pleure, c'est normal, c'est pas grave ! " Feignaient-ils d'oublier qu'un petit enfant souffre davantage de la canicule et que, dans une voiture fermée, il risque sa vie ?
De toutes ces expériences, vous tirez des conclusions radicales. Il ne suffit pas d'incriminer l'éducation manifestement imparfaite que les parents donnent aux enfants qui seront un jour des adultes. L'école, dites-vous, a une part énorme de responsabilité...
Elle se borne à distribuer les connaissances, favorisant, dans le meilleur des cas, le développement intellectuel. Elle ne fait pas d'éducation sociale si ce n'est de manière ponctuelle, ce qui est sans effet. Alors que la finalité qu'on lui assigne, c'est l'accession à la citoyenneté, elle n'enseigne en aucune manière l'altruisme et au-delà la relation interpersonnelle. Elle n'apprend pas à faire abstraction de soi pour s'occuper d'un problème extérieur. C'est un nouveau programme d'enseignement qu'il lui faut. L'altruisme doit être inculqué dès le plus jeune âge. Dans les milieux culturels défavorisés, si l'école ne se charge pas de la besogne, qui le fera ? Les enseignants ne s'adressent-ils pas à toutes les classes sociales ?
Mais, à leur tour, les enseignants ne devraient-ils pas se recycler ?
Bien sûr. Mais c'est d'abord au pouvoir organisateur qu'il faut demander des comptes. Qu'enseigne-t-on en priorité aux enseignants sinon à faire des leçons ex cathedra ? Rien à voir avec la préparation à la vie sociale ! Compte tenu de sa formation initiale, un enseignant éprouve mille difficultés à changer de méthode. Et j'ose dire, malgré les progrès accomplis, que l'école demeure l'institution la plus routinière de la société. A bien des égards, on continue à enseigner comme lorsque j'étais élève. Ce qui ne date pas d'hier.
Enseigner l'altruisme à tout un chacun permettrait donc selon vous de réduire la violence dans une société qui en est quotidiennement la cible. Certains disciples de Konrad Lorenz vous rétorqueront que la violence est innée en l'homme. Ils n'en voudront pour preuve que les génocides qui se sont succédé depuis le début du XXe siècle.
Prenons d'abord la question des génocides. Permettez-moi de reprendre une idée avancée par un groupe de prix Nobel de la paix. Il y a, disent-ils, des écoles de guerre, pourquoi pas des écoles de paix ? Si nous voulons arriver à une paix véritable, disait Gandhi, et si nous voulons mener une vraie guerre à la guerre, nous devons commencer par les enfants. C'est dans cette perspective que les prix Nobel ont demandé au secrétaire général de l'ONU de déclarer la première décennie du XXIe siècle " décennie internationale pour une culture de la paix et de la non-violence ".
Mais l'agressivité, l'instinct de combat, l'instinct de mort ?
J'y viens. Les changements observés sur les mêmes individus placés dans des conditions différentes autorisent à mettre en doute les hypothèses de Lorenz. Si, très tôt, vous placez des garçons parmi les filles et supprimez toute présence masculine, ils se féminisent, les réactions agressives fréquemment observées chez les individus de sexe masculin disparaissent. Mais si ces réactions sont attendues par le milieu social, l'enfant apprend à devenir agressif.
Il n'y a donc pas de terrorisme inné ?
Aux terroristes, par définition, on enseigne à tout mettre en oeuvre pour terroriser. Vous me direz que les derniers kamikazes ont grandi dans la société britannique, qu'ils ont été nourris aux valeurs de cette société. Personnellement, j'y vois la démonstration que tant en Angleterre que chez nous, l'éducation ne met pas assez l'accent sur les qualités sociales. J'ajoute qu'ils ont été soumis à un lavage de cerveau, un abrutissement sans commune mesure avec le mental ordinaire des collèges anglais où l'on apprend tout de même à penser.
Peut-on résister à un lavage de cerveau ?
J'ai la conviction que si l'école a développé suffisamment son esprit critique et ses qualités sociales, un individu ne se laisse pas faire. Ce n'est qu'à des individus mal formés, démunis sur le plan intellectuel, que vous pouvez faire croire qu'Allah ou une divinité quelconque souhaite qu'on terrorise les Juifs, les Croisés ou tout autre " méchant ".
Mais alors quel sentiment vous inspire la croisade de George W. Bush contre l'axe du mal ? N'est-il pas semblable à ceux qu'il combat ?
Bush est un politicien, moi je suis psychologue et pédagogue et je dois bien reconnaître que dans nos sociétés d'Europe ou d'Amérique, les objectifs sociaux de l'éducation ne sont pas atteints. Il suffit de se promener à New York pour constater que nul n'intervient quand se produisent les situations que je vous ai décrites. Dans les rues de la mégalopole, on marche sans savoir ce qui se passe à côté de vous. Cette indifférence me gêne, elle me glace. Quand vous travaillez comme je l'ai fait avec de jeunes enfants, vous constatez qu'ils ont spontanément un comportement altruiste. Il ne tient qu'à nous de le développer. On dit que le cinéma violent augmente la pulsion agressive des jeunes, ce n'est vrai que si le spectateur n'est pas formé au décodage des images. S'il est cinéphile, le jeune homme éprouve, quand il voit un film violent, cet effet cathartique décrit par Aristote dans sa " Poétique ". Il se purifie.
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Un homme s'effondre en rue. Vous arrêterez-vous?L'éducation à l'altruisme sauvera-t-elle le monde? |