Parce qu'il s'en prend à des civils non combattants, le terrorisme constitue une forme de lutte particulièrement ignoble. Aucune cause, aussi juste soit-elle, ne justifie le recours à cette méprisable méthode. Les attentats du 11 septembre 2001, comme ceux, plus récents, de Casablanca, Riyad, Istanbul, Moscou ou de Haïfa et Jérusalem ne sauraient susciter que répugnance et aversion. Au même titre d'ailleurs que l'emploi, par certains gouvernements, en guise de représailles, du « terrorisme d'Etat ».
Ebranlées par les attaques du 11 septembre, aussi violentes qu'inattendues, les autorités de nombreux pays se sont empressées de promulguer, au nom de l'antiterrorisme, des lois définissant de nouveaux crimes, interdisant certaines organisations, limitant les libertés civiles et réduisant les garanties contre les atteintes aux droits fondamentaux (1).
Les premiers à le faire furent les Etats-Unis. Dès le 26 octobre 2001, le Congrès adoptait une loi baptisée opportunément Patriot Act (Provide Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism [2]). Elle accorde des pouvoirs exceptionnels à la police et aux services de renseignement, réduit le rôle de la défense et met en question l'habeas corpus, qui garantit les libertés individuelles. Cette loi autorise l'arrestation, la déportation et la mise à l'isolement de suspects - les autorités peuvent arrêter et retenir indéfiniment des étrangers. Elle supprime toute délégation judiciaire pour procéder à des perquisitions, à des écoutes téléphoniques ou au contrôle du courrier et des communications par Internet.
Poussant plus loin la dérive « sécuritaire », le président George W. Bush signait, le 13 novembre 2001, un décret instaurant des tribunaux militaires d'exception réservés aux étrangers. Le bagne de Guantanamo était créé. Enfin, le 5 janvier 2004, entrait en vigueur le programme US Visit qui contraint tous les étrangers arrivant aux Etats-Unis munis d'un visa à poser leurs index droit et gauche sur un lecteur d'empreintes digitales et à se laisser photographier.
Insolite en temps de paix, cet arsenal de mesures dignes d'un Etat autoritaire a très vite servi de modèle à d'autres pays. A commencer par le Royaume-Uni, qui n'a pas hésité à déroger à l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme (3) et a adopté, en 2001, une loi antiterroriste permettant de détenir de façon illimitée, sans inculpation ni jugement, tout étranger soupçonné de constituer une menace pour la sécurité du pays.
Le ministre de l'intérieur, M. David Blunkett, souhaite durcir cette loi - la plus draconienne d'Europe - et l'appliquer aussi aux citoyens britanniques. Les suspects pourraient être jugés de manière préventive lors de procès secrets sans jury. Les magistrats de ces sections spéciales, ainsi que les avocats seraient « sélectionnés » par les services secrets afin de faciliter la condamnation des suspects. M. Blunkett veut également que les passeports soient dotés de puces capables de stocker les empreintes digitales et rétiniennes...
Dans ce contexte orwellien, le gouvernement français a renforcé à son tour l'arsenal sécuritaire avec l'adoption d'abord de la loi Sarkozy (pour la sécurité intérieure, en février 2003), puis, le 11 février dernier, de la loi Perben 2. Dénoncée par l'ensemble des organisations d'avocats, cette dernière se caractérise par l'instauration de l'enquête préliminaire. Une recherche organisée sans que la personne concernée en ait connaissance. Une procédure secrète, non contradictoire et d'une durée illimitée. Les personnes interpellées pourront être placées pendant 96 heures en garde à vue. Les policiers pourront mettre en oeuvre des techniques spéciales de recherche, telles la mise sous écoute, l'infiltration, la surveillance rapprochée par le placement de micros et de caméras dans des lieux privés. Ils pourront aussi, en l'absence des personnes suspectées, procéder à des perquisitions la nuit.
Encouragés par l'exemple de ces gouvernements démocratiques, les régimes les plus répressifs se sont empressés de prendre en marche le train de l'antiterrorisme. En Colombie, en Indonésie, en Chine, en Birmanie, en Ouzbékistan, au Pakistan, en Turquie, en Egypte, en Jordanie, en République démocratique du Congo, les autorités qualifient désormais les contestataires de « sympathisants des terroristes » pour étouffer toute opposition (4)...
Peu sensibles, par tradition, aux violations des droits économiques, sociaux et culturels, les grandes démocraties plaçaient jusqu'à présent la défense des droits politiques au premier rang de leurs préoccupations. L'obsession antiterroriste les conduirait-elle à renier cette exigence fondamentale ? En décrétant l'état d'exception comme norme et en érigeant la police comme figure centrale du système, les démocraties sont-elles, sous nos yeux, en train de se suicider ?
(1) Cf. le Rapport 2002 d'Amnesty International.
(2) « Procurer les outils appropriés pour déceler et
contrer le terrorisme ».
(3) The Economist, Londres, 6 décembre 2003.
(4) Cf. le Rapport de l'International Pen, « Antiterrorisme, écrivains
et liberté d'expression », Londres, novembre 2003.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | MARS 2004 http://www.monde-diplomatique.fr/2004/03/RAMONET/10722
IGNACIO RAMONET